CHAPITRE 22
Leurs compagnons les attendaient dans la cour d’une ferme abandonnée, à une lieue de l’autre côté de la ville.
— Eh bien, vous n’avez pas perdu votre temps, on dirait, lança Belgarath alors que Silk descendait de son trône ambulant.
— Nous n’allions pas rapporter toutes ces provisions dans nos poches, rétorqua celui-ci.
— Ben tiens.
— J’espère que vous avez trouvé autre chose que des haricots, lâcha Sadi. Je commence à en avoir jusque-là, du rata.
— Silk a plumé un épicier, commenta Garion en ouvrant le coffre de cuir à l’arrière de la voiture. Nous nous en sortons assez bien, tout compte fait.
— Plumé ? se récria Silk.
— Ce n’est pas vrai peut-être ? reprit Garion en déplaçant le quartier de bœuf pour permettre à Polgara de jeter un coup d’œil dans le coffre.
— Eh bien… peut-être, en effet, mais je trouve que c’est une façon assez désobligeante de décrire une négociation rondement menée.
— C’est absolument parfait, Prince Kheldar, ronronna Polgara en inventoriant leur butin d’un œil appréciateur. Je dois dire, pour être tout à fait honnête avec vous, que je me soucie peu de savoir comment vous avez trouvé tout ça.
— C’était un plaisir, Polgara, répondit le petit homme au museau de fouine en se fendant d’une de ses révérences outrancières.
— Ça, je n’en doute pas, murmura-t-elle distraitement.
— Et à part ça, vous rapportez des informations ? s’enquit Beldin.
— Eh bien, d’abord, Zandramas a de nouveau repris la tête, répondit Garion. Elle est passée par ici il y a quelques jours et elle sait que l’armée d’Urvon descend des montagnes. Il se pourrait même qu’il aille un peu plus vite que nous ne pensions parce qu’elle ordonne aux populations civiles de lui barrer la route. Cela dit, les populations en question ne donnent pas l’impression de lui obéir avec beaucoup de zèle.
— Les gens ne sont pas fous, grommela Beldin. Autre chose ?
— Elle leur annonce que tout serait réglé avant l’automne.
— Ça colle avec ce que Cyradis nous a dit à Ashaba, convint Belgarath. Bon, nous savons quand la rencontre doit avoir heu. La seule chose qui nous reste à découvrir, c’est où.
— C’est pour ça que nous sommes tous si pressés d’arriver à Kell, commenta le petit sorcier bossu. Cyradis couve cette information comme une poule qui niche.
— Mais qu’est-ce que ça peut bien être ? tempêta Belgarath.
— Quoi donc ?
— Il y a quelque chose qui m’échappe. Une chose importante, que tu m’as toi-même dite.
— Je t’ai dit tant de choses importantes, Belgarath, et tu m’écoutes si rarement !
— C’était il y a déjà un moment. J’ai l’impression que nous étions dans ma tour, en train de bavarder…
— Ça nous est arrivé un paquet de fois, au cours des derniers millénaires.
— Non, ça ne fait pas si longtemps. Essaïon était avec nous, et il était tout petit.
— Ça ferait donc une dizaine d’années.
— C’est ça.
— Oui, alors, que faisions-nous il y a dix ans ?
Belgarath se mit à tourner en rond, le sourcil froncé.
— J’aidais Durnik. Nous retapions la maison de Poledra. Tu étais venu ici, en Mallorée.
— Ah oui, ça me revient, acquiesça Beldin en se grattant la panse d’un air méditatif. Essaïon récurait le sol et nous vidions un tonnelet de bière que tu avais fauché aux jumeaux.
— Bon. Est-ce que tu te souviens de ce que tu m’as dit ?
— Je venais de rentrer de Mallorée, marmonna Beldin avec un haussement d’épaules. Je t’ai décrit la situation dans la région et je t’ai parlé du Sardion, dont nous ne savions pas grand-chose à l’époque, en fait.
— Ce n’est pas ça, grommela Belgarath en secouant la tête. Tu m’as parlé de Kell.
— Ça ne devait pas être bien important puisque aucun de nous deux ne s’en souvient, reprit le petit sorcier difforme d’un ton songeur.
— Non, c’était une remarque comme ça, en passant.
— Je dis un tas de choses comme ça, en passant.
Ça bouche les trous de la conversation. Qu’est-ce qui te fait dire que c’est si important ?
— J’en suis sûr, décréta Belgarath en opinant vigoureusement du chef.
— Bon, bon. Alors, essayons de retrouver le fil de la conversation.
— Ça ne pourrait pas attendre, Père ? protesta Polgara.
— Non, Pol, je ne crois pas. Je l’ai sur le bout de la langue et je ne veux pas le perdre à nouveau.
— Voyons un peu, fit Beldin, son visage hideux crispé par la réflexion. Je suis entré. Vous étiez en train de mettre de l’ordre, Essaïon et toi. Tu m’as proposé un peu de bière que tu avais chipée aux jumeaux. Tu m’as demandé ce que j’avais fait depuis le mariage de Belgarion et je t’ai dit que j’avais tenu les Angaraks à l’œil.
— C’est vrai, acquiesça Belgarath. Je me souviens.
— Je t’ai dit que la mort de Taur Urgas avait plongé les Murgos dans le plus grand désarroi et que les Grolims du Ponant ne se remettaient pas de la mort de Torak.
— Et puis tu m’as parlé de la campagne de Zakath au Cthol Murgos et de la façon dont il avait ajouté Kal à son nom.
— C’était une idée de Brador, intervint Zakath, un peu penaud. Il voyait là un moyen d’unifier la société malloréenne. On ne peut pas dire que ç’ait été un grand succès, ajouta-t-il avec une grimace comique.
— Il est vrai que la situation paraît un peu désorganisée dans la région, confirma Silk.
— Bon, après, de quoi avons-nous parlé ? reprit Belgarath.
— Eh bien, continua Beldin, je crois me souvenir que nous avons raconté à Essaïon l’histoire de Vo Mimbre, et puis tu m’as demandé comment ça allait en Mallorée. Je t’ai répondu qu’il ne se passait pas grand-chose en fait, que la bureaucratie était comme la peau de la vache, qu’elle maintenait les choses ensemble. Ensuite, je t’ai dit qu’il y avait plus de complots et d’intrigues que jamais en Melcénie et à Mal Zeth, que Karanda, Darshiva et Gandahar étaient au bord de la rébellion ouverte et que les Grolims…
Il s’arrêta net et ouvrit de grands yeux.
— … que les Grolims avaient toujours aussi peur d’approcher de Kell ! compléta Belgarath avec un cri de triomphe. Voilà, c’est ça !
Beldin se frappa le front du plat de la main.
— Comment ai-je pu être aussi bête ? s’exclama-t-il, puis il se roula par terre en hurlant de rire et en martelant le sol avec ses talons dans sa jubilation. Nous la tenons, Belgarath ! Nous les tenons tous, Zandramas, Urvon, et même Agachak ! Ils ne peuvent pas aller à Kell !
— Qu’est-ce qui nous a pris d’oublier une chose pareille ? renchérit Belgarath en rugissant de rire.
— Vous commencez à m’énerver, tous les deux, intervint Polgara d’un ton menaçant. L’un de vous pourrait-il se donner la peine de m’expliquer cette crise d’hystérie collective ?
Beldin et Belgarath ne cessèrent de danser sur place que pour se prendre par la main et entamer une ronde grotesque et joyeuse.
— Ce n’est pas bientôt fini ? pesta la sorcière.
— Oh, ma petite Pol, de tels instants sont trop rares ! hoqueta Beldin en la serrant contre son cœur à l’en étouffer.
— Arrêtez un peu, mon Oncle ! Vous allez me rompre les côtes ! Expliquez-moi, plutôt !
— Très bien, Pol, fit-il en essuyant les larmes de joie qui lui striaient les joues. Kell est la ville sainte des Dais, le centre de toute leur culture.
— Oui, mon Oncle, je sais.
— Quand les Angaraks ont occupé la Dalasie, les Grolims sont venus éradiquer la religion dalasienne et lui substituer le culte de Torak, comme au Karanda. Lorsqu’ils ont découvert l’importance particulière de Kell, ils ont fait mouvement vers la ville pour la raser. Les Dais ont chargé leurs mages d’empêcher ça. Ils ont jeté des sorts sur toute la région de Kell. Enfin, des sorts… disons plutôt des enchantements, reprit-il en fronçant le sourcil. Bref, ça revient au même. Et comme c’étaient les Grolims qui constituaient le danger pour Kell, les sortilèges sont dirigés contre eux. Tout Grolim qui tente d’approcher de Kell est frappé de cécité.
— Et pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit plus tôt ? fit-elle d’un ton acerbe.
— J’avoue que j’y ai prêté si peu d’attention sur le coup que ça m’était carrément sorti de la tête. Je n’avais aucune intention d’aller en Dalasie ; les Dais sont tous des mystiques et le mysticisme m’a toujours énervé au plus haut point. Les sibylles ne savent parler que par énigmes et pour moi la nécromancie n’est qu’une vaste perte de temps. Je ne savais même pas si les enchantements marchaient pour de bon. Les Grolims sont parfois d’une telle crédulité… Une suggestion de malédiction ferait probablement le même effet qu’une vraie.
— Tu sais, fit Belgarath d’un ton rêveur, je pense que si ça nous a échappé, c’est que nous étions obsédés par le fait qu’Urvon, Zandramas et Agachak sont tous des sorciers. Nous avons perdu de vue qu’ils étaient aussi des Grolims.
— Ces enchantements, ces sorts ou quel que soit le nom que vous leur donnez sont-ils dirigés contre les Grolims uniquement ou bien risquent-ils d’agir sur nous aussi ? demanda Garion.
— Ça, c’est une bonne question, remarqua Beldin, en se grattant pensivement la barbe. Il ne manquerait plus que nous tombions tête baissée dans le piège.
— Senji ! s’exclama Belgarath en claquant des doigts.
— Quoi, Senji ?
— Il est allé à Kell, rappelle-toi ? Ce n’est peut-être pas une lumière, mais c’est tout de même un sorcier.
— Conclusion : nous pouvons aller à Kell et pas eux. Ils vont se retrouver à la traîne, pour changer.
— Bon, et les démons ? demanda sobrement Durnik. Nahaz est déjà en route vers Kell et pour ce que nous en savons, Zandramas a toujours son Mordja. Les laisserait-on entrer à Kell, eux ? Vous comprenez, si Urvon et Zandramas ne peuvent pas y mettre les pieds, il pourrait leur suffire d’y envoyer leurs démons afin qu’ils y récupèrent l’information à leur place.
— Ça ne les mènerait pas loin, objecta Beldin. Cyradis ne laissera jamais un démon approcher de ses sacro-saints Gospels de Mallorée. Les sibylles ont peut-être des défauts, mais au moins elles se sont toujours refusées à fricoter avec les agents du chaos.
— D’accord, mais Cyradis aurait-elle le pouvoir d’empêcher un démon de les prendre de force ? insista Durnik. Regardons les choses en face, Beldin. Les démons sont des créatures redoutables.
— Ne vous en faites pas pour elle. Elle est de taille à se défendre.
— Voyons, Maître Beldin, objecta Zakath, ce n’est qu’une enfant désarmée, avec ses yeux bandés.
Le petit sorcier contrefait éclata d’un rire affreux.
— Désarmée, Cyradis ? Mon vieux, vous êtes complètement à côté de la plaque. Elle pourrait arrêter le soleil si elle en avait envie. Elle dispose de pouvoirs dont nous n’avons même pas idée.
— Comment ça ? balbutia l’empereur de Mallorée.
— Cyradis est le point focal de tous les pouvoirs de ses pareils, lui expliqua Polgara. Et non seulement de tous les Dais en vie, mais encore de tous ceux qui ont jamais vu le jour.
— Ou qui vivront jamais, pour ce que nous en savons, ajouta Belgarath.
— Ça, c’est une idée intéressante, commenta Beldin. Je serais heureux de la développer une autre fois. Enfin, Cyradis dispose de moyens à peu près illimités pour faire en sorte que la rencontre finale ait lieu à l’endroit voulu, au moment voulu. Les démons ne sont pas de la partie, alors il est probable qu’elle les ignorera. Et s’ils l’embêtent vraiment, elle les renverra là d’où ils viennent, comme ça, fit-il avec une chiquenaude.
— Vous seriez capable de faire une chose pareille ?
Beldin secoua la tête en signe de dénégation.
— Et elle, elle peut le faire ?
— Je crois que oui.
— Il y a une chose qui m’échappe, intervint Silk. Si les Grolims ne peuvent pas approcher de Kell sans perdre la vue, si les démons ne peuvent rien en ramener – dans l’hypothèse où ils pourraient y aller – pourquoi tout le monde y va-t-il ventre à terre ? Qu’est-ce que ça leur rapportera ?
— Ils s’apprêtent à nous suivre lorsque nous en repartirons, répondit Belgarath. Ils savent que nous pouvons y aller et que nous découvrirons le lieu de la rencontre. Ils envisagent vraisemblablement de nous suivre dès que nous en ressortirons.
— Eh bien, ça va être joyeux si nous devons continuer le voyage avec la moitié des Grolims du monde à nos trousses.
— Tout s’arrangera, Silk, vous verrez, déclara Belgarath avec assurance.
— A ce stade, chère vieille branche, il me faudrait autre chose que des vœux pieux, lança aigrement le petit Drasnien.
— Faites-moi confiance, répliqua le vieux sorcier d’un air absolument béat.
Silk le regarda un instant, leva les bras au ciel et s’éloigna en vitupérant.
— Il y a des années que j’attendais l’occasion de lui faire ce coup-là, fit le vieux sorcier en ricanant, ses yeux bleus lançant des éclairs. Eh bien, je suis récompensé de ma patience ! Bon. Rassemblons nos affaires et partons d’ici.
Pendant qu’ils transféraient une partie des provisions contenues dans le coffre de cuir sur les chevaux de bât, Durnik examina attentivement le cabriolet.
— Ça ne marchera jamais, dit-il d’un ton pensif.
— Et pourquoi ça ne marcherait pas ? rétorqua Silk comme s’il allait le mordre.
— Le cheval doit être attaché entre les brancards ; si nous mettons la louve sur le siège de la voiture, elle sera juste derrière lui et je vous prédis qu’il va sauter au plafond. On ne pourra plus l’arrêter.
— Je n’avais pas pensé à ça, avoua Silk d’un ton endeuillé.
— C’est l’odeur du loup qui panique les chevaux, n’est-ce pas ? risqua Velvet.
— L’odeur, et puis le fait qu’ils grognent et qu’ils claquent des dents, ajouta Durnik.
— Belgarion devrait arriver à lui expliquer qu’elle ne doit ni grogner ni montrer les dents.
— Et l’odeur ? objecta le petit homme au museau de fouine.
— Je m’en occupe.
Elle s’approcha des chevaux de bât et prit un petit flacon de verre dans l’un des paquets.
— Je compte sur vous, Prince Kheldar, pour m’offrir une pleine bonbonne de ça quand tout sera fini, dit-elle fermement. Vous n’avez pas volé la bonne voiture, aussi vous appartient-il de remplacer ce dont nous avons besoin pour réparer votre gaffe.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.
— Du parfum, Kheldar. Un parfum très coûteux. Dites, Garion, reprit-elle avec un de ses sourires pleins de fossettes, vous pourriez faire la traduction ? Je n’aimerais pas que votre amie au magnifique râtelier se méprenne sur mes intentions lorsque je vais l’en asperger.
— Évidemment.
Lorsqu’ils revinrent vers le cabriolet, ils trouvèrent Ce’Nedra confortablement installée sur le siège.
— Je vais être vraiment très bien, Prince Kheldar, dit-elle gaiement. Je ne saurais jamais assez vous remercier.
— Mais…
— Il y a un problème ? fit-elle en ouvrant de grands yeux.
Silk tira un nez de six aunes et s’éloigna en marmonnant dans sa barbe.
— Rude journée pour le prince Kheldar, observa Zakath.
— D’abord, il n’en mourra pas, comme il dit toujours de ses victimes, ricana Garion. Ensuite, il s’est assez amusé à entuber ce pauvre marchand et à voler la voiture. On ne pourrait plus le tenir si ça marchait toujours comme sur des roulettes, pour lui. Une chance que Ce’Nedra et Liselle le fassent assez régulièrement descendre de son piédestal.
— Vous croyez qu’elles ont combiné ça toutes les deux ?
— Oh, ce n’est même pas sûr. Elles ont tellement bien rodé leur numéro, depuis le temps, qu’elles n’ont plus besoin de comploter quoi que ce soit.
— Vous croyez que le parfum de Liselle va marcher ?
— Ça, il y a un bon moyen de le savoir.
Ils transportèrent la louve blessée de la litière sur le siège de la voiture et frottèrent un peu le nez du cheval avec le parfum. Puis ils firent trois pas en arrière et regardèrent l’animal tandis que Ce’Nedra tenait fermement les rênes. La bête eut l’air un peu étonnée mais pas autrement inquiète. Garion retourna chercher le louveteau et le posa sur les genoux de Ce’Nedra. Elle eut un petit sourire, tapota la tête de la louve et imprima une secousse aux rênes.
— Ce n’est vraiment pas juste, geignit Silk comme ils repartaient tous en procession derrière la voiture.
— Tu aurais aimé partager le siège avec la louve ? risqua Garion.
— Je dois admettre que je n’y avais pas songé, avoua-t-il. Enfin, elle ne m’aurait pas mordu, tout de même.
— Je ne crois pas, mais on ne sait jamais, avec les loups.
— Alors je crois que c’est aussi bien, dans le fond.
— Je pense que ça vaut mieux, en effet.
— Tu n’es pas inquiet pour Ce’Nedra ? Cette bête n’en ferait que deux bouchées.
— Elle ne lui fera pas de mal. Elle sait que Ce’Nedra est ma compagne et je crois qu’elle m’aime bien.
— Ce’Nedra est ta femme, rectifia Silk en haussant les épaules. Enfin, même si la louve en fait deux morceaux, Polgara pourra toujours la rabibocher.
Une pensée passa tout à coup par la tête de Garion. Il talonna Chrestien et s’approcha de Zakath qui menait la marche.
— Vous êtes l’empereur de Mallorée, je crois, fit-il.
— Vous êtes bien aimable de vous en aviser au bout de tout ce temps, répondit sèchement l’intéressé.
— Alors comment se fait-il que vous n’ayez pas été au courant de la malédiction dont parlait Beldin ?
— Comme vous l’avez peut-être remarqué, Garion, je ne m’intéresse guère aux Grolims. Je savais qu’ils évitaient généralement cet endroit, mais je pensais que c’était encore une de leurs superstitions.
— Un bon chef d’État doit s’arranger pour tout savoir sur son royaume et ses ressortissants, objecta Garion.
Il n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il fut consterné par leur insupportable suffisance.
— Pardon, Zakath, s’excusa-t-il. Mes paroles ont dépassé ma pensée.
— Vous savez, Garion, fit patiemment Zakath, comme s’il parlait à un enfant, votre royaume est une toute petite île. Je ne serais pas étonné que vous connaissiez la plupart de vos sujets par leur nom.
— Il est vrai que j’en connais un certain nombre, ne serait-ce que de vue.
— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes au courant de leurs problèmes, de leurs rêves, de leurs espoirs, et vous vous intéressez personnellement à eux.
— Eh bien… je pense que oui, en effet.
— Vous êtes un bon roi – sans doute l’un des meilleurs du monde – mais c’est plus facile quand on règne sur un petit royaume. Vous avez vu mon empire, ou du moins une partie, et je suis sûr que vous avez une idée, même vague, du nombre de gens qui le peuplent. Je ne pourrais jamais être un bon roi pour eux. C’est pour ça que je suis plutôt leur empereur.
— Et leur Dieu ? releva sèchement Garion.
— Non. Je laisse cette illusion à Urvon et Zandramas. Ceux qui aspirent à la divinité ont vite fait de perdre la tête, et je vous prie de croire que j’ai besoin de toute la mienne. C’est ce que j’ai découvert en apprenant que j’avais gâché la moitié de ma vie à tenter de détruire Taur Urgas.
— Garion, mon amour, appela Ce’Nedra depuis la voiture.
— Oui ?
— Tu pourrais venir un moment ? La louve pousse des petits gémissements et je voudrais savoir ce qui ne va pas.
— Je reviens tout de suite, fit Garion en tournant bride.
Ce’Nedra caressait le petit ventre duveteux du louveteau qui était couché sur ses cuisses, les pattes en l’air, dans une attitude parfaitement extatique.
La louve était à plat ventre à côté d’elle. Elle remuait les oreilles, l’air mal à l’aise.
— Notre petite sœur souffre-t-elle ? lui demanda Garion.
— Cette femelle parle-t-elle toujours autant ? gémit-elle.
Il était impossible de mentir, et presque aussi inenvisageable d’éluder la question.
— Oui, admit-il.
— Ne pourrait-on lui demander d’arrêter ?
— Je peux toujours essayer… La louve est très fatiguée, dit-il en regardant Ce’Nedra. Elle aimerait dormir.
— Eh bien, je ne l’en empêche pas.
— Tu n’arrêtes pas de lui parler, dit-il avec tout le tact dont il était capable.
— J’essayais seulement de m’en faire une amie, Garion.
— Vous êtes déjà amies. Elle t’aime bien. Alors maintenant, laisse-la dormir.
— Je ne l’importunerai plus, fit-elle d’un ton boudeur. Je parlerai à son petit, à la place.
— Il est fatigué, lui aussi.
— Comment peut-on avoir envie de dormir en plein jour ?
Les loups ont coutume de chasser la nuit et de dormir le jour.
— Oh, je ne savais pas. Eh bien, c’est d’accord, Garion. Dis-lui que je me tairai pendant qu’elle dort.
— Elle a promis de ne point parler tant que notre petite sœur aura les yeux clos, reprit Garion. Elle la croira endormie, ajouta-t-il en réponse au regard intrigué de la louve.
La louve parvint à prendre l’air offusqué.
— Le langage des deux-pattes aurait-il le pouvoir d’exprimer des choses autres que la vérité ?
— Ça arrive parfois.
— Comme c’est remarquable… Bien. Si telle est la loi de la meute, je le ferai. Mais c’est parfaitement contraire à la nature.
— Oui. Je sais.
— Je fermerai les yeux, décréta la louve. Je les garderai fermés toute la journée si ça peut l’empêcher de bavarder.
Elle poussa un profond soupir et baissa les paupières sur son regard doré.
— Elle dort, là ? souffla Ce’Nedra.
— Je crois, répondit Garion sur le même ton.
Alors il tourna bride et reprit sa place à la tête de la colonne.
La contrée devint plus vallonnée, sinon accidentée, au fur et à mesure qu’ils allaient vers l’ouest. Le ciel était toujours couvert, mais vers la fin de l’après-midi, il leur sembla que l’horizon s’éclaircissait devant eux.
Ils franchirent un torrent écumant sur un pont de pierre où les sabots de leurs chevaux firent un vacarme retentissant.
— L’eau a l’air pure, Belgarath, constata Durnik. Elle doit descendre des montagnes.
— Vous pourriez peut-être aller voir de quoi il retourne, suggéra le vieux sorcier en jetant un coup d’œil vers le goulet d’où jaillissait le ruisseau. Regardez si nous aurions la place de dresser les tentes. L’eau potable est difficile à trouver ; autant en profiter.
— C’est aussi ce que je pensais, rétorqua le forgeron en remontant le courant, suivi de son ami muet.
Ils établirent le campement à quelques centaines de toises en amont du goulet, à un endroit où le cours d’eau décrivait une courbe enserrant une sorte de plage jonchée de gravillons. Ils firent boire les chevaux et dressèrent les tentes pendant que Polgara préparait le dîner. Elle trancha quelques côtes dans le quartier de bœuf, fit une bonne soupe de pois au lard et plaça une grosse miche de pain noir près du feu pour le réchauffer, tout cela en fredonnant, selon son habitude. Faire la cuisine semblait satisfaire un profond besoin en elle.
Le dîner qui sortit de ses chaudrons ce soir-là fut encore un véritable festin. Après s’être régalés, ils se prélassèrent un moment autour du feu pendant que le soir tombait.
— Très bon – brool ! — Pol, rota Beldin. Allons, tu n’as peut-être pas complètement perdu la main, après tout.
— Merci, mon Oncle, fit-elle en souriant. Ne t’installe pas trop bien, Essaïon, ajouta-t-elle. Il y a encore la vaisselle à faire.
Le jeune homme poussa un soupir et descendit vers le torrent avec un seau.
— C’était toujours moi qui faisais ça, avant, confia Garion à l’oreille de Zakath. Je suis bien content qu’il y ait un plus jeune que moi pour s’en occuper, à présent.
— Ce n’est pas le travail des femmes, d’habitude ?
— Essayez d’aller lui dire ça à elle.
— Euh… maintenant que vous m’y faites penser, ce n’est peut-être pas une bonne idée, en effet.
— Vous comprenez vite, Zakath.
— Je crois n’avoir jamais lavé une assiette de ma vie.
— J’en ai suffisamment torché pour nous deux, et à votre place, je me garderais bien de le dire trop haut. Ça pourrait lui donner l’idée de vous montrer comment faire. Allons plutôt donner à manger à nos protégés, suggéra-t-il après un regard en coulisse vers sa tante Pol. On dirait que rien ne l’agace autant que de voir des gens inactifs, et elle a un chic fou pour leur trouver des occupations.
— Garion, mon chou, fit la douce voix de Polgara au moment où ils se levaient. Quand la vaisselle sera finie, nous aurons besoin d’eau pour nous laver…
— Oui, Tante Pol, répondit-il machinalement. Vous voyez ? marmonna-t-il à l’intention de l’empereur de Mallorée. Je savais que nous perdions un temps précieux.
— Vous faites toujours tout ce qu’elle vous demande ? Et… vous croyez qu’elle voulait parler de moi aussi ?
— Oui, soupira Garion. Oui aux deux questions.
Le lendemain matin, ils se levèrent, prirent leur petit déjeuner, démontèrent les tentes et sellèrent les chevaux pendant que Beldin décrivait des cercles dans le ciel de plomb afin de repérer les éventuelles embûches. Le froid humide et déprimant qui semblait ne jamais se lever sur la contrée reculait à présent devant des bourrasques de vent frais et sec qui dévalaient les flancs des montagnes de Dalasie. Garion s’enroula dans sa cape et talonna son grand étalon gris. Ils avaient à peine parcouru une lieue que Beldin redescendait vers eux.
— Vous feriez mieux d’obliquer vers le sud, dit-il aussitôt. Urvon est droit devant, avec toute son armée.
Belgarath lâcha un juron.
— Attends que je t’aie dit le plus beau, reprit le sorcier bossu. Les Darshiviens ont dû réussir à échapper à Atesca ou à le massacrer. Ils arrivent derrière nous. Ils ont de très jolis éléphants. Ce sont eux qui mènent la marche. Nous sommes entre les mâchoires de l’étau.
— A quelle distance est Urvon ? s’enquit Belgarath.
— Six ou huit lieues. Il est au pied des montagnes.
— Et les éléphants, ils sont loin ?
— À cinq lieues, je dirais. Pour moi, ils tentent de couper la colonne d’Urvon. Il n’y a pas à tortiller, Belgarath, nous allons être obligés de foncer ventre à terre. Il faut que nous nous tirions d’ici avant le commencement des hostilités.
— Et Atesca ? Vous avez vu s’il poursuivait l’armée de Zandramas ? demanda Zakath d’une voix étranglée.
— Non. Il a dû suivre vos ordres et se barricader dans le camp retranché sur la Magan.
Belgarath ne cessa de jurer que pour marmonner une question dans sa barbe.
— Comment Urvon a-t-il réussi à descendre si loin au sud ?
— Il ne ménage pas ses hommes, répondit Beldin. Ils tombent comme des mouches. Il les fait courir, et les démons de Nahaz s’y connaissent pour stimuler l’ardeur des plus timorés.
— Bon, j’imagine que nous n’avons pas le choix, conclut Belgarath. Nous allons descendre vers le sud. Toth, vous saurez nous mener jusqu’à Kell si nous nous enfonçons dans les montagnes, près de la frontière de Gandahar ?
Le géant muet acquiesça d’un signe de tête et regarda Durnik en gesticulant.
— Il dit que ce sera plus difficile, traduisit le forgeron. Les montagnes sont assez hostiles par là, et il y a encore beaucoup de neige sur les hauteurs.
— Nous allons perdre un temps précieux, Grand-père, objecta Garion.
— Pas tant que si nous nous retrouvons au milieu d’une bataille rangée entre les démons et les éléphants. Bien. Direction : le sud.
— Juste un instant, Père, coupa Polgara. Ce’Nedra, vous pouvez venir ici ?
La petite reine imprima une secousse aux guides et mena la voiture vers l’endroit où ses compagnons tenaient conseil.
Polgara lui expliqua rapidement la situation et ajouta :
— Il faudrait maintenant que nous sachions exactement ce que font les deux armées et ce qu’elles projettent de faire. C’est le moment où jamais d’utiliser l’amulette de ma sœur.
— Pourquoi n’y ai-je pas songé plus tôt ? pesta Belgarath en levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de sa stupidité.
— Tu devais être trop occupé à te rappeler tous les jurons que tu avais pu entendre de par le vaste monde, susurra Beldin.
— Vous pensez pouvoir y arriver tout en menant la voiture ? reprit Polgara.
— Je peux toujours essayer, Dame Polgara, répondit la petite reine, un tantinet sceptique.
Elle ôta le louveteau endormi sur ses genoux et le déposa à côté de sa mère.
— Allons-y, ordonna Belgarath.
Ils quittèrent la route et s’engagèrent tant bien que mal à travers champs, dans l’herbe haute. Au bout d’un certain temps, Ce’Nedra appela Polgara.
— Ça ne marche pas, Dame Polgara, dit-elle. J’ai besoin de tenir les rênes de mes deux mains pour maintenir la voiture sur ce terrain accidenté.
Ils s’arrêtèrent.
— Ce n’est pas un problème, déclara Velvet. Je vais mener la voiture, comme ça Ce’Nedra pourra se concentrer sur ce qu’elle a à faire.
— Ça risque d’être dangereux, Liselle, objecta Belgarath. Si le cheval qui mène la voiture bronche, il va vous projeter à terre et la voiture vous passera sur le corps.
— M’a-t-on jamais vue vider les étriers, Vénérable Ancien ? Ne vous en faites pas, tout ira bien.
Elle s’approcha du cheval attelé à la voiture et prit les brides des mains de Ce’Nedra. L’équipage repartit lentement puis gagna de la vitesse. Polgara s’approcha de la petite reine qui paraissait très absorbée.
— Toujours rien ? demanda la sorcière.
— Que des conversations sans queue ni tête, Dame Polgara, répondit la petite reine, la main crispée sur l’amulette qu’elle portait autour du cou, au bout d’une chaîne. Il y a tant de gens, là-bas. Hé, attendez un peu… Je crois que j’ai repéré Nahaz. Ce n’est pas le genre de voix que l’on oublie facilement. On dirait qu’il parle aux généraux d’Urvon, ajouta-t-elle en se rembrunissant. Ils ont lâché les Mâtins et ils savent que les éléphants arrivent.
— Vous pourrez revenir sur eux ? s’informa Belgarath.
— Je crois. Une fois que j’ai repéré quelqu’un, j’arrive généralement à le retrouver assez vite.
— Très bien. Essayez de savoir si les généraux darshiviens savent qu’Urvon est juste devant eux. S’il doit y avoir une bataille, j’aimerais autant savoir ce qui se prépare.
Ce’Nedra se tourna légèrement, ferma les yeux et les rouvrit au bout d’un moment.
— Si seulement ils pouvaient arrêter un peu de papoter, fit-elle d’un ton grincheux.
— Qui ça ? s’informa Silk.
— Les cornacs. Ils sont plus bavards que de vieilles pies. Attendez… Ça y est ! Je les tiens !
Elle écouta encore quelques instants pendant que la voiture tressautait sur le sol inégal.
— Les officiers darshiviens sont très inquiets, annonça-t-elle. Ils savent que l’armée d’Urvon est quelque part dans les montagnes mais ils ignorent où exactement. Aucun de leurs éclaireurs n’est revenu le leur dire.
— Les Mâtins y ont veillé, fit Silk d’un air entendu.
— Que préparent les Darshiviens ? insista Belgarath.
— Ils ne savent pas très bien. Ils vont avancer avec précaution et envoyer d’autres hommes en reconnaissance.
— Très bien. Vous pourriez revenir sur Nahaz, maintenant ?
— Je vais essayer.
Elle ferma les yeux un moment et les rouvrit brusquement.
— Oh, c’est horrible ! s’exclama-t-elle, indignée.
— Qu’y a-t-il, mon chou ? s’inquiéta Polgara.
— Les Karandaques veulent attirer les éléphants dans un défilé et leur faire tomber dessus des blocs de pierre et des broussailles enflammées.
Elle, écouta encore quelques instants.
— Quand ils auront éliminé les éléphants, la troupe n’aura plus qu’à descendre du pied des collines et écraser le reste de l’armée darshivienne.
— Urvon est-il là ? demanda Beldin, les yeux brillant d’une vilaine lueur.
— Non, il est terré quelque part. Il délire.
— Je pense que tu ferais mieux de trouver ce défilé, suggéra Belgarath au nain qui était son frère. C’est là que la bataille va éclater, et j’aimerais autant être sûr que ça va bien se passer derrière nous et pas droit devant.
— Très juste, acquiesça Beldin en s’accroupissant et en écartant les bras. Restons en contact, fit-il tout en changeant de forme.
Ils repartirent à une allure circonspecte. Garion passa son bouclier à son bras gauche.
— Vous pensez vraiment que ça servira à quelque chose si nous tombons sur une armée entière ? ironisa Zakath.
— Je doute que ce soit très efficace, en effet, mais ça ne peut pas faire de mal.
Belgarath avançait maintenant le visage levé vers le ciel couvert. Garion sentait la pensée du vieux sorcier monter vers les cieux.
— Pas si fort, Père, l’avertit Polgara. Je te rappelle que le coin grouille de Grolims.
— Tant mieux, répondit-il. Comme ça, aucun ne pourra dire qui fait ce bruit. Chacun mettra ça sur le compte du voisin.
Ils poursuivirent leur chemin pendant quelques instants, les yeux braqués sur le vieux sorcier.
— Au nord ! s’exclama-t-il enfin. Beldin a trouvé le défilé où doit avoir lieu l’embuscade. Il est derrière nous. Maintenant, une petite pointe de vitesse, et nous devrions échapper aux deux armées à la fois.
— Eh bien, je suggère que nous nous tirions de là sans perdre une seconde, conclut Silk.